La France à la une de "The Economist"
J'aime bien lire ce journal dans l'avion ou l'Eurostar. Cette semaine la "une" présente un coq au yeux bandés avec comme titre "La France fait face au futur".
La France est "la plus brillante et la plus dangereuse des nations de l'Europe et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d'admiration, de pitié, de terreur, mais jamais d'indifférence". Ainsi décrivait le jeune Alexis de Tocqueville sa mère-patrie au début du 19e siècle. Ces mots semblent sonner juste de façon récurrente. Durant les dernières années, alors que les démocraties de l'Ouest se sont tranquillement alignées, la France a été tour à tour confuse, exaspérée et perplexe. La manifestation massive d'une journée entière la semaine dernière, amenant entre 1 et 3 millions de personnes dans la rue, n'a pas été une exception. Ce face à face entre le gouvernement de centre-droit de Dominique de Villepin et ceux qui protestent contre ses efforts pour introduire une goutte de libéralisme dans le rigide marché du travail en France pourrait se désamorcer. Le Conseil Constitutionnel devrait statuer sur la constitutionnalité de la nouvelle loi le 30 mars. Mais la difficulté sous-jacente va demeurer: l'apparente incapacité des Français à s'adapter à un monde qui change.
En apparence, la France semble traverser une de ces convulsions que cette nation née dans la révolution réclame périodiquement afin de tourner la page et d'avancer. Les étudiants qui ont lancé la dernière manifestation pensent certainement qu'ils revivent les événements de Mai 1968 que leurs parents ont vécus sous Charles de Gaulle. Ils ont emprunté ses slogans (”sous les pavés, la plage !”) et pris en otage ses symboles (la Sorbonne). En un sens, la révolte apparaît comme étant une séquelle naturelle des émeutes de l'automne dernier dans les banlieues qui imposèrent au gouvernement de déclarer l'état d'urgence. A l'époque, c'était la population sans travail issue de l'immigration qui se rebellait contre un système qui l'excluait.
Ceci dit la nature de l'actuel mouvement de protestation et de grève tient plus du conservatisme que de la rébellion. Contrairement aux jeunes émeutiers dans les banlieues, l'objectif des étudiants et des syndicats du secteur public est d'empêcher tout changement et de garder la France telle qu'elle est. En effet, suivant un sondage hallucinant, trois quarts des jeunes Francais voudraient aujourd'hui devenir fonctionnaires et ce, principalement parce cela signifierait avoir un emploi à vie. Enfouis dans cet effrayant manque d'ambition, on trouve une illusion et un mythe invalidant.
L'illusion que préserver la France telle qu'elle est, dans une sorte de solution au formol, signifie préserver les emplois à vie. Les étudiants ainsi que les jeunes banlieusards non qualifiés n'ont pas le choix entre le nouveau contrat de travail moins protecteur et un perchoir bureaucratique pour la vie. Ils ont, pour leur grande majorité, le choix entre du travail précaire court terme et pas de travail du tout. La raison de cela qui est aussi la raison du chômage intraitable de 10% en France est simple: ces emplois à vie sont si protégés et donc si difficile à déboulonner que la plupart des employeurs n'en créent plus.
Cette illusion s'accompagne d'un mythe aussi pernicieux: la France a plus à craindre de la globalisation, tenue largement pour responsable d'imposer cette sorte d'insécurité consacrée dans le nouveau contrat de travail, qu'elle n'a à gagner. Il est vrai que les forces du capitalisme global ne sont pas toujours bénignes mais personne n'a jamais trouvé de meilleure façon de créer et de disséminer de la prospérité. Dans un autre surprenant sondage, quand 71% des Américains, 66% des Britanniques et 65% des Allemands sont d'accord pour dire que le libéralisme est le meilleur système disponible, le pourcentage n'est que de 36% en France. Les Français semblent étonnamment hostiles au système capitaliste qui a fait de leur pays le 5e le plus riche du monde et qui a généré tant d'entreprises Françaises de premier rang mondial. Cette hostilité apparaît comme étant plus profonde qu'une résistance aux pénibles réformes qui existe également en Italie ou en Allemagne ou qu'un simple désir pour un état fortement protecteur que les pays Scandinaves partagent ou même qu'un penchant pour le protectionnisme que l'Amérique révéle périodiquement.
Un point commun unit les banlieusards défavorisés et les étudiants rebelles ainsi que l'accession de l'extrémiste de droite Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002: l'incapacité de la classe politique pendant les 20 dernières années de dire les choses: d'expliquer à l'électorat ce qui est en jeu, pourquoi la France doit s'adapter et pourquoi le changement n'amène pas que de l'inconfort. Cet échec a amené une culture politique de la réforme furtive par laquelle le changement est apporté d'une main tout en blâmant des forces extérieures - habituellement la globalisation, l'Union Européenne ou l'Amérique- et en rassurant de l'autre avec des phrases sur la protection des Français. Au bout d'un certain temps, crédibilité et un tel système sont écartelés. Les Français ont voté pour Le Pen notamment parce qu'ils en avaient marre de la classe politique principale. Les banlieues ont explosé parce que les minorités sans emploi en avaient marre d'entendre qu'ils ne s'intègrent pas. Les étudiants et syndicats sont en révolte parce qu'ils ne font pas confiance au gouvernement pour les protéger.
Une partie de cette responsabilité revient directement au Président Chirac. Il préside depuis presque 11 ans et depuis, le chômage de masse n'a jamais été au dessous de 8%, le patrimoine par personne a été dépassé par les Britanniques et les Irlandais et la dette publique a explosé de 55% a 66% du PIB. Les instincts libéraux qu'il avait révélé comme réformateur et Premier Ministre au milieu des années 1980 se sont évaporés. Son support au nouveau contrat de travail du Premier Ministre a été au mieux tiède. Sa principale préoccupation semble être d'éviter de bousculer le consensus conservateur des Français et même cet objectif n'est pas atteint. On mesure combien sa présidence a été un gâchis pour que l'un de ses ministres, Nicolas Sarkozy, candidat à la présidentielle de 2007, fasse des discours qui déplorent “2 décennies d'immobilité” et appellent à une "rupture avec le status quo".
Mais le Président n'est pas le seul à blâmer. Personne à gauche n'ose désavouer la sagesse “paléo-socialiste” et Ségolène Royal, la plus populaire des candidats à la présidentielle, a été fortement tournée en ridicule pour avoir confessé une faible admiration pour Tony Blair. A droite, de Villepin a eu au moins le courage de contrer la logique des emplois protégés mais partout ailleurs a démontré un enthousiasme rare pour l'ouverture des marchés. Peut-être que Sarkozy est le plus proche de ce leader d'une nouvelle génération prêt à réconcilier l'opinion publique Francaise avec la globalisation. Cette semaine il a déclaré que la France ne pouvait plus maintenir cette illusion d'un modèle qui démontre chaque jour qu'il ne marche plus et ne protège plus rien ni personne. Mais même Sarkozy a prouvé aussi un protectionnisme national dur quand il s'agit d'argumentation spéciale pour l'industrie francaise. Tout du long, sa rivalité obsessive avec de Villepin pour la succession continue de saper la capacité de la France à adopter la bonne politique.
L'histoire jugera la France sévèrement si sa classe politique échoue à trouver le courage d'aider le pays à s'équiper pour le 21e siecle. Plus que cela, les remous Français ont des implications au delà de ses frontières. Une France incertaine est un partenaire incertain pour ses alliés, aussi bien en Europe qu'au delà. A l'intérieur de l'Union Européenne, ayant rejeté le projet de constitution l'année dernière, les Francais semblent ne plus savoir ce qu'ils veulent. Ils cherchent toujours à projeter leur influence en Europe mais vont avoir des difficultés à le faire pendant qu'ils sont mobilises par des discordes internes et qu'ils continuent à ne pas comprendre les règles du marché intérieur Européen. Peuvent des pays comme l'Ukraine ou la Bielorussie être blâmés pour se demander ce que l'Europe a à leur offrir quand un des membres fondateurs en est aussi peu certain lui-même ? L'inquiétude est que, plus la France n'arrive pas à se définir un rôle dans le monde, plus elle va être tentée de s'accrocher à son modèle social comme à sa raison d'être et à s'agripper à son credo discrédité.
Le choix appartient à la France. Un effort courageux de renouveau peut-il libérer le meilleur chez les Français ? Ou une défense têtue de l'ordre existant va-t-il maintenir la France en tant que puissance moyenne déclinante économiquement ? La dernière option n'inspirera ni admiration, ni terreur, ni haine, ni indifférence, juste de la pitié.
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4 Comments:
Si juste, si logique, si simple....et tous ces pétochards des rues qui ne comprennent rien à rien....pourquoi ??
Excellent blog, merci.
Tellement vrai, c'est déprimant.
Bel article en effet...
Une remarque sur la forme : je n'ai rien contre les pubs (bien au contraire), mais il est dommage de perdre un tel espace au sommet du blog, d'autant que le taux de clic à cet endroit ne doit pas être très élevé, non?
Ju
En effet illusion, illusion économique et illusion de grandeur. Un ami, anglosaxon dans un échange sur un blog Américain, m'a dit ceci sur notre système "A prideful desire for primacy amongst men". A méditer, je le pense, il y comme deux fils mêlés, l'un est une population dans l'illusion antiéconomique, l'autre un capitalisme insuffisamment entrepreneurial. Mais il y a ce fond commun de vouloir ce que mon ami a si bien écrit. La société se raidit ainsi et s'équilibre sur une médiocre équation du minimum. Tant que le monde était simple quasi bipolaire, les économies fermées ceci fonctionna, avec la globalisation ce système révèle toutes ses contradictions internes. La globalisation joue le rôle de révélateur. En la diabolisant, et pas seulement à gauche on s'est interdit bien des chances. La société française est devenue toxique, toxique pour elle même, toxique même pour ceux qui refusent ce système imbécile d'affrontement et de références au passé. Cette toxicité empoisonne tous les rouages, fausse tous les mécanismes de régulation, l'étatisme sauvage a tout pénétré, a tout perverti, a fait bien des dégats en économie, soit qu'il embrassa pour mieux étouffer, soit qu'il privilégia. Triste constat.
*Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres est qu'ils veulent leur bien(Vauvenargues).
*Le problème crucial de notre temps - celui d'où provient nos autres difficultés - est engendré par la stagnation des théories politiques à une époque de progrès technologique. La machinerie la plus raffinée se trouve ainsi placée entre les mains de politiciens dont les idées datent de la voiture hippomobile(Cyril Northcote Parkinson).
*L’utopie n’est astreinte à aucune obligation de résultats. Sa seule fonction est de permettre à ses adeptes de condamner ce qui existe au nom de ce qui n’existe pas (Jean-François Revel). Tout ceci est fort bien vu et s'applique, nos "do-gooders", en référence au passé, seulement guidés par des illusions, ont mené ce pays dans le mur (où il est entré en collision depuis au moins 20 ans). Confusion entre faits et idées, volonté de tout mettre sous contrôle, culture des structures bureaucratiques issue de l'absolutisme monarchique sont explicatives. Et même la loi n'y est pas le Droit, ce qui est grave. Bref tout est à reprendre et en s'inspirant de ce qui marche, et là certains vont s'étrangler, ce qui marche dans la sphère anglosaxonne. Il y a un recul, un retour d'expérience, il faut laisser le système des groupes humains respirer, agir selon leurs intérêts, il n'y a pas meilleur moteur. C'est la seule voie au réglement des problèmes de ce pays.
Toujours le plaisir de vous lire. Joel
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