Les récentes affaires Vinci et EADS ne redorent en rien l'image des "patrons" en France... Les questions qu'elles suscitent sont fort simples: les "patrons" gagnent-ils trop d'argent ? le gagnent-il "honnêtement" ?
En préalable, on note que les patrons dont on cite le salaire, les indemnités de départ ou les plus-values issues de l'exercice de "stock options" sont une toute petite population correspondant au CAC40 (en poussant on va jusqu'au SBF120) donc sont une quarantaine ou peut-être au grand maximum une toute petite centaine en France.
Ces individus sont, pour un certain nombre, des fondateurs (un seul au sein du CAC40 en la personne de Bernard Arnault), ou des héritiers (6 au sein du CAC40 en 2005 comme Franck Riboud chez Danone, Martin Bouygues, Patrick Ricard, Arnaud Lagardère, François-Henri Pinault et feu Edouard Michelin) ou, pour leur majorité, des cadres dirigeants qui ont "fait carrière", démontré des qualités de managers, de gestionnaires ou de visionnaires et qui ont su accéder aux plus hautes fonctions de leur entreprise soit parce qu'on les y a nommés (cas des recrutements externes ou des "nominations" pour les entreprises dont l'état est l'actionnaire de référence), soit parce qu'ils s'y sont imposés (2 cas de figures ici: le "dauphin" désigné par un dirigeant historique qui prend du recul ou le profil le plus habile "politiquement" qui finit par rallier les faveurs la majorité du Conseil d'administration).
Je ne sais pas qui disait "En France, on n'aime pas ceux qui gagnent de l'argent mais on aime ceux qui en ont". Toujours est-il que les fondateurs/héritiers sont, par définition, actionnaires de leurs entreprises, donc patrimonialement déjà très riches et ont, en général, des rémunérations qui ne font pas la "une" des journaux: leur motivation est de faire prospérer leur "patrimoine" et cela semble être accepté.
Les patrons "salariés" (l'expression est claire mais impropre puisque techniquement un certain nombre sont mandataires sociaux non salariés), eux, comptent sur leur rémunération pour devenir riches et il y a une forte tendance à ce que cet objectif soit atteint par eux ! Il n'y a pas si longtemps que cela Michel Bon, patron à l'époque de France Télécom, quatrième ou cinquième opérateur télécom mondial, annonçait ne gagner que 200.000 euros ce qui contraste avec la fameuse "prime" de 8 millions d'euros qu'Antoine Zacharias, ex PDG de Vinci, aurait revendiquée pour la conclusion de l'acquisition par Vinci des Autoroutes du Sud de la France. Il y a visiblement une certaine inflation pour ne pas dire une inflation certaine...
En première analyse, vu la rareté des postes et vu les difficultés qu'il y a, à la fois pour y accéder et y durer, il n'est pas choquant de constater que ces CEOs (Chief Executive Officer) ont, pendant leur période d'exercice, des "packages" qui ressemblent à celui de Zidane (une quinzaine de millions d'euros par an) pouvant tendre pour les patrons des leaders mondiaux vers ceux de Michael Schuhmacher ou Tiger Woods (environ 75 millions de dollars chacun).
Même si le talent individuel de ces individus est beaucoup moins visible que celui d'un sportif de haut niveau ou d'une pop star, je pense que personne ne serait choqué de savoir que le patron "moyen" d'une entreprise du CAC40 gagne moins "en salaire" (moyenne à 2.3 millions d'euros en 2005) qu'un bon international de football (Makelele, Thuram...), qu'un Gérard Jugnot, un Jean Réno, un Florent Pagny ou même un Johnny Halliday (5 millions d'euros environ).
On peut également appliquer une formule selon laquelle les échelles de salaires correspondent à un doublement à chaque niveau hiérarchique: un grand groupe ayant 8 niveaux (par exemple, salarié, équipe, département, division, filiale, pays, zone géographique, branche, groupe) justifie un "salaire" pour le PDG de 256 fois la rémunération d'un salarié de base (soit plus de 3,6 millions d'euros).
Ces "salaires" très généreux (justifiables donc pas absolument choquants) sont cependant nouveaux et ne constituent pas l'essentiel de la rémunération de nos grands patrons. Voyons pourquoi il y a eu inflation et comment ils sont complétés par des mécanismes rémunérateurs qui, eux, peuvent être bien plus contestables.Les raisons de cette inflation sur les "salaires" sont simples: à partir du moment où une entreprise est une multi-nationale, l'ensemble des "top managers" voit son salaire s'aligner sur les pratiques des pays les mieux-disants. Si je suis le manager Français de la Branche X du groupe machin, je ne comprends pas que le manager de la filiale Américaine, qui me reporte, gagne plus ou autant que moi... Si je suis le Vice-Président Europe de ce même groupe, je me dois de gagner plus que le manager des activités en Grande Bretagne... Si je suis le PDG du groupe, je gagne bien sûr plus que tout ce petit monde...
La mondialisation accroît ainsi naturellement les écarts de salaires entre la base et le "top": on cherche une main d'oeuvre pas chère dans les pays émergents pour les tâches à faible valeur ajoutée et on aligne les salaires des managers internationaux sur les pratiques anglo-saxonnes. Ce phénomène n'a bien sûr pas lieu d'être dans les entreprises essentiellement domestiques d'où des pratiques de rémunération bien plus raisonnables chez les acteurs nationaux et bien sûr dans les entreprises plus petites où il y a beaucoup moins de niveaux organisationnels.
Comme je l'indiquais plus haut, le "salaire" (souvent constitué d'un fixe et d'un bonus dépendant des résultats de l'entreprise) constitue la base de la rémunération d'un CEO mais celle-ci est complétée par des éléments qu'il est sans doute opportun de revisiter: "
golden hello", "
golden parachute", "
retraite chapeau", "
prime exceptionnelle" et bien sûr "
stock options" (ou équivalents).
Commençons par les "
stock options". Mises au grand jour au moment du départ de Philippe Jaffré de la présidence de Elf (suite à la fusion avec Total) et une plus-value évaluée à l'époque à 200 millions de francs (30 millions d'euros), elles sont à nouveau sur la sellette avec les 173 millions de plus-value latente annoncés pour Antoine Zacharias.
Le cours de bourse sur les 4 dernières années de Vinci étant passé d'une fourchette 30-40 à une fourchette 70-80 soit un gros doublement, cela signifie que Monsieur Zacharias s'est vu attribuer l'équivalent d'environ 160 millions de stock-options (valeur d'exercice). Si l'on refait une hypothèse réaliste d'une progression du cours de 10% par an sur 4 ans, les administrateurs de Vinci membres du comité de rémunération ont offert, à ce moment là, une espérance de gain de l'ordre de 20 millions d'euros de plus-value par an: ceci paraît totalement exagéré pour une performance prévue honorable mais loin d'être fulgurante. Un cinquième (voire dixième) de cette attribution aurait paru plus raisonnable et pourtant "incitivante" ! Il sera, de même, intéressant de voir si Antoine Z. sera reconnu démissionnaire ou révoqué de son poste de Président de Vinci. En cas de démission, une bonne partie de la plus-value citée devrait, en effet, lui échapper (clause de "bad leaver").
On notera également que sur les plans de "stock-options" validés par les Assemblées Générales des sociétés du CAC40 et en donnant l'attribution en délégation aux différents Conseil d'administration, 60% de ces attributions vont aux PDGs et le reste étant partagé entre 4% des salariés (principalement le "top management"). J'ai déjà décrit les difficultés associées à la mise en place d'un actionnariat salarié bien plus large que cela (cf
Actionnariat salarié) mais j'encourage les actionnaires lors des AG à réclamer plus de clarté sur la liste des allocataires avant de donner délégation aux administrateurs qui sont, eux, en mesure d'imposer un élargissement de cette liste et une répartition bien plus équitable au sein de celle-ci.
A l'inverse, j'ai appris récemment que des CEOs de sociétés Américaines attributaires de plans de stock-options très généreux ont accepté de n'avoir que 1$ de salaire annuel (c'est le cas de Yahoo!, Google, Apple...). On ne peut, en effet, avoir "le beurre et l'argent du beurre". Ces PDGs ne toucheront rien si le cours de l'action de leur société ne progresse pas: voilà un bon alignement entre actionnaires et dirigeants qui peut justifier une sur-allocation au numéro 1 de l'entreprise...
J'ajouterais enfin que l'affaire "EADS/Forgeard" est très différente: les montants cités par la presse paraissent "normaux". La question du délit d'initié ("insider trading") est posée: d'un côté, un exercice de stock options dans le calendrier prévu suite à un parcours boursier honorable sur les 4 dernières années mais suivi, de l'autre, un peu rapidement par le "krach A380" que, j'ai du mal à le croire, pouvait être ignoré ou non anticipable par l'équipe de direction d'EADS. L'Autorité des Marchés Financiers et la justice en décideront...
Le "
golden hello" réservé aux patrons recrutés à l'extérieur était historiquement censé combler les "intérêts non vestés" par celui qui quittait une entreprise pour en rejoindre une autre (bonus de l'année précédente ou de l'année en cours, stock options abandonnées). Ce "welcome bonus" a tendance à être d'autant plus élevé que ce recrutement s'effectue au sein d'une société concurrente ce qui devient malsain car moins justifiable économiquement. Les montants sont souvent gardés confidentiels et ne font pas la "une".
Les "
golden parachutes" (indemnités de départ) sont eux bien plus médiatisés: Pierre Bilger a renoncé au sien en quittant Alstom, Jean-Marie Messier a été en procès concernant le sien et Daniel Bernard en reçut un fort confortable à son départ de Carrefour. Ces indemnités perçues au moment d'une révocation (le cas de la faute lourde étant en général exclu) sont censées compenser le fait que la plupart de ces patrons n'ont pas droit au chômage et qu'ils signent en quittant des clauses de non-concurrence contraignantes restreignant leurs opportunités professionnelles dans les 2 ou 3 années suivant leur départ.
D'abord, il est rare qu'un ancien patron du CAC40 ne se voit pas proposer un "job" dans une banque d'affaires internationales et quelques postes d'administrateurs; Ensuite, ce "parachute" étant basé sur le salaire perçu lors de l'exercice de la fonction: plus celui-ci a été élevé, plus le parachute est large. Pas très logique... Le "high risk, high reward" devrait être la règle: la position est risquée et très rémunératrice, soit. Pas de vraie bonne raison de s'"enrichir" au moment de la révocation.
Concernant la "
retraite chapeau" révélée au grand public lors du départ de Daniel Bernard, il s'agit d'une cotisation pour complément de retraite versée par l'entreprise à une société d'assurances pour garantir à son PDG une retraite confortable. Deux remarques sur le sujet: un, comme pour tout salarié, cette cotisation pour complément de retraite doit être "comptée" dans le salaire et deux, dans bien cas, cette "retraite chapeau" n'est acquise par le bénéficiaire que si celui-ci est toujours dans l'entreprise au moment de son départ à la retraite.
Cette dernière règle est extrêmement dangereuse pour les entreprises concernées obligées, en cas de départ anticipé du bénéficiaire, à se substituer à la compagnie d'assurances (cas de Carrefour obligé de faire l'hypothèse que son ex-PDG aura une espérance de vie de X et qu'elle pourra être amenée à la verser une somme rondelette pendant toutes les années de retraite que Dieu fera): ce n'est pas le rôle des entreprises ! Soit les contrats voient leurs termes et clauses évoluer, soit il faut utiliser des mécanismes de retraite par capitalisation traditionnels et plus "solides" même s'ils sont fiscalement moins intéressants.
Je finirais par les "
primes exceptionnelles" et l'exemple, à nouveau, de celle revendiquée par Antoine Z. concernant le rachat des ASF par Vinci. Ici on nage en plein délire... En effet, si Vinci pense que racheter les ASF "crée de la valeur", cette création de valeur se retrouvera dans la valeur des actions et dans la plus-value sur stock-options du PDG. Lui donner une "prime" similaire aux "fees" d'une banque d'affaires le met, en plus, dans une situation de conflit d'intérêts entre sa position de défense des actionnaires de Vinci et de récipiendaire d'une prime astronomique. A éviter à tout prix. Ca méritait bien un carton rouge !
En conclusion, dans un pays très défiant à l'égard du capitalisme et du libéralisme, l'affaire Vinci et celles qui ont précédé donnent une image "catastrophique" du grand patronat (pourtant limité à quelques dizaines d'individus) avec le risque induit d'une généralisation au "petit et moyen patronat". Les règles de bon sens semblent pourtant simples :
-les rémunérations de type "salaire fixe+bonus" n'ont aucune raison d'évoluer encore à la hausse et toute somme au delà de quelques millions d'euros paraît d'ores et déjà exagérée ;
-les "stock options" doivent être l'"incentive" principale et, si les attributions sont particulièrement attractives, alors nos allocataires devraient renoncer aux avantages garantis (par exemple, réduction du salaire et suppression du "parachute" ou de la "retraite chapeau") ;
-le PDG dirige le "business" pour le compte des actionnaires, il faut éviter tout mécanisme entraînant un éventuel "conflit d'intérêts" entre ses 2 casquettes ("salarié" et stock-optionnaire/actionnaire).
"Point trop n'en faut" ou "pas de beurre et d'argent du beurre" ou "high risk, high reward" devraient se dire les administrateurs de ces grands groupes siégeant aux comités de rémunération: c'est à eux de jouer et d'éviter que de nouvelles dérives décrédibilisent à nouveau notre élite économique.