La France, comme une bonne partie de la planète et en tout cas tout ce que l'on appelle le "monde occidental", est en fin de transition entre un "monde industriel et mercantiliste" et une "ère post-industrielle et globalisée". Je parle à dessein de fin de transition car la situation de notre pays est un peu celle de quelqu'un qui, pour continuer son voyage, doit changer de train. Nous étions jusqu'alors dans la navette entre ces deux époques, avons-nous envie de prendre le TGV qui est sur l'autre quai ou préférons-nous attendre en gare que... rien ne se passe ?
L'époque "industrielle et mercantiliste" avait deux caractéristiques: un, une grande partie des emplois étaient des emplois de production de biens de consommation ou d'équipement et deux, les États, au travers des barrières douanières et de politiques bilatérales d'échanges économiques, jouaient un rôle clé dans les échanges commerciaux internationaux. Cette ère est révolue... Croire que l'on pourrait y revenir est illusoire... Réfléchir comme si ce n'était pas le cas est naïf si ce n'est stupide voire suicidaire...
Les chiffres passés parlent d'eux-mêmes, de 35% dans les années 50, en passant par 25% en 1980, le pourcentage d'emplois industriels en France est maintenant aux alentours de 15%. En moins de trente ans, 40% des emplois industriels ont disparu... et cela ne va pas s'arrêter même si naturellement le rythme en nombre absolu d'emplois supprimés se ralentit déjà (1% de 15% c'est moins que 1% de 25%!).
On attribue à la mondialisation et aux délocalisations vers des pays à bas coûts salariaux cette destruction d'emplois, c'est exact mais incomplet. Il est peut-être utile de rappeler que le phénomène a commencé bien avant la montée en puissance Chinoise et qu'il a démarré lorsque les robots Japonais ont rendu "ringardes" les usines tayloristes Américaines ou Européennes: les ouvriers Japonais n'étaient pas à l'époque moins bien payés que les ouvriers Français... Ils étaient simplement moins nombreux à produire plus, et ils produisaient au rythme des commandes. La France, comme l'Allemagne, a d'ailleurs fort bien robotisé son industrie dans les années 70 et, bien que détruisant de très nombreux emplois, a maintenu et amélioré à la fois le niveau de qualité des produits manufacturés en France et la productivité de ces usines (un exemple qui parle à tout le monde est celui des voitures Françaises de qualité médiocre à l'époque qui égalent maintenant les voitures Japonaises ou Allemandes en terme de fiabilité et souvent de qualité de finition).
L'émergence de la Chine (et de l'Asie du Sud Est en général) a certes apporté une possibilité de gain de productivité en permettant de réduire, dans un rapport de 1 à 5 voire plus selon les industries, le coût de la main d'oeuvre inclu dans le prix d'un produit mais elle n'a pas apporté que cela: en devenant "l'usine du monde", cette zone a "mutualisé" les moyens de production de nombreuses entreprises, lissé les volumes et donc "flexibilisé" les coûts de fabrication.
Pour un produit manufacturé donné, le coût de la main d'oeuvre ramené au prix de vente par l'industriel est un facteur de décision mais il doit être comparé aux coûts de la matière première ou des composants du produit souvent bien supérieurs ainsi qu'aux coûts de transport ou de non-qualité inhérents à toute production délocalisée et sous-traitée. Nous sommes arrivés à un point où à flux de production régulier et utilisant pleinement l'outil de production, ce "coût de main d'oeuvre à la pièce" n'est plus déterminant. Ce qui est dorénavant déterminant, c'est la flexibilité de l'outil de production, sa capacité à maintenir un "coût à la pièce" constant alors que les commandes ne sont pas au niveau attendu, alors que le produit sur lequel le marketing misait beaucoup fait un "flop", alors que le produit ne se vend qu'au moment de Noël ou encore alors que le grand client industriel connaît un retard important et diffère ses demandes de livraison... On pourrait multiplier les exemples.
Si vous demandez à un manager de choisir entre un modèle à forts coûts fixes qui ne peut donc être rentable qu'au dessus d'un certain niveau de production et un modèle à coût fixe limité et à coût principalement "variabilisé" c'est à dire dépendant mécaniquement du niveau de production, il n'y aura jamais photo. Tout bon dirigeant dont la mission est, avant de penser à améliorer ses profits, d'assurer la pérennité de l'entreprise choisira le modèle à coûts variables. Par ce choix, il sait qu'un coup dur n'entraînera pas forcément la faillite de l'entreprise. Si un produit est un "flop commercial", c'est le sous-traitant chinois qui assumera financièrement le fait qu'il y a moins à produire...
Résumer le phénomène des délocalisations industrielles à une guerre économique avec des pays à faibles coûts salariaux est donc une erreur. La véritable guerre économique est entre des économies à forts coûts fixes et des économies à coûts "mutualisés"/"flexibilisés"/"variabilisés". La lutte pour produire le jouet en plastique à 3 euros ou le T-shirt en coton à 2 euros est évidemment déjà perdue, celle pour assembler un téléphone portable, un écran plasma ou un ordinateur l'est également et celle pour continuer à construire des voitures, des avions, des turbines électriques pas encore... Le taux "horaire" de nos ouvriers représente finalement un facteur peu déterminant dorénavant, notre vision "inflexible" du monde industriel l'est. Les constructeurs automobiles en utilisant beaucoup d'intérimaires et en mutualisant la production des composants d'une voiture au sein d'une chaîne de sous-traitance à plusieurs niveaux ont trouvé une réponse satisfaisante... pour l'instant. Ils ont "variabilisés" leurs coûts de production mais il leur faut sortir, année après année, des modèles à succès, différents et bien positionnés pour pérenniser leur modèle...
L'ère dite "industrielle" était une époque où la demande était plus forte que l'offre. Un fabricant de télévisions dans les années 50 savait qu'il vendrait ses téléviseurs s'il était capable de les amener sur le marché à un prix abordable pour le consommateur. L'ère "post-industrielle" dans laquelle nous sommes est une époque où l'offre est pléthorique, où il faut capter l'attention du consommateur, adresser des marchés de niche de plus en plus étroite, convaincre souvent par des critères "immatériels", créer le besoin par l'innovation... Le succès de l'iPod n'a rien à voir avec le fait que ses objets portables sont fabriqués par un sous-traitant asiatique "à bas coûts salariaux": il est dû au fait que l'objet est beau, que l'utilisateur sait s'en servir très vite et très facilement, que sa connexion à iTunes est "sans couture"... Apple n'aurait jamais pu non plus devenir un fabricant de lecteurs de musique digitale si elle n'avait pas pu s'appuyer sur un sous-traitants nommé Inventec (qui aurait pu être Flextronics, Solectron ou un autre) acceptant de mettre en place des chaînes d'assemblage et garantissant une montée en charge de la production dépendante du succès commercial de l'iPod.
Quand on voit les politiques de tous bords se pencher sur le lit du malade Airbus, quand on entend les syndicalistes "inflexibles" de la CGT ou de FO s'exprimer sur tel ou tel plan de restructuration, quand on voit l'énergie et l'argent dépensés pour essayer de sauver un mode de conception de l'entreprise industrielle qui a maintenant plus d'un siècle, on prend peur car le TGV sur l'autre quai annonce son départ et tout ce petit monde -y compris ceux qui les écoutent- va rester en gare...
Nos voisins, soumis exatcement aux mêmes conditions économiques, on fait des choix, accepté le changement, pris en considération l'inéluctable et sont en train de rebondir. En caricaturant, les Britanniques ont fait leur deuil de l'industrie manufacturière mais ont construit une économie de la finance et des services qui n'est pas délocalisable (le "back-office" de la City se trouve à Edimbourg...), les Allemands ont sélectivement et intelligemment organisé la délocalisation partielle de leurs industries en Europe centrale (Pologne Slovaquie...) et généralisé dans leur pays la flexibilité du temps de travail, les Danois ont misé sur l'innovation (ce pays qui compte 12 fois moins d'habitant que la France investit un tiers de ce que la France investit en capital-risque soit 4 fois plus par habitant) et la fameuse "flexisécurité" dont certains de nos politiques parlent sans vraiment en expliciter le contenu fondamental...
Les Danois ne sont pas d'épouvantables ultra-libéralistes, individualistes sans humanité, prêt à sacrifier la cohésion sociale de leur petit pays pour permettre l'enrichissement de quelques uns. Non, les Danois culturellement à mi-chemin entre leurs voisins Suédois et Allemands ont simplement compris que monter dans le train de l'autre côté du quai était impératif, que la transition que cela implique est fondamentale et que leur modèle devait être amendé lourdement pour se remettre à fonctionner de façon "flexible et sécurisée"... Ils ont surtout compris que la globalisation n'est pas simplement porteuse de délocalisations industrielles, qu'elle nécessite de la compétitivité, de l'innovation et de la flexibilité économique dans tous les secteurs et que, bien adressée, elle peut constituer une opportunité pour leur pays pourtant peu soupçonnable de "dumping social".
Il est bien évidemment très difficile d'isoler une mesure, un dispositif ou un symptôme dans le modèle Danois qui soit à l'origine de son succès lui permettant d'avoir un taux de chômage de moins de 5% contre 9% en France et surtout un taux d'emploi de 77% contre moins de 60% chez nous (sur la population âgée de 15 à 65 ans - cf
A quoi cela sert-il de compter les chômeurs ?).
On peut les lister en "vrac":
Cet inventaire à la Andersen est, mes lecteurs en conviendront, loin de l'ultra-libéralisme dont parfois je suis accusé: il peut même parfois paraître paradoxal et ne devient cohérent que si l'on considère toutes ses composantes. Il assemble la flexibilité économique condition indispensable à la création de valeur et de richesses, la mise en valeur de la mobilité professionnelle comme une assurance de pérennité dans le monde du travail, une responsabilisation de tous les citoyens par l'impôt, l'obligation de prise en charge par lui-même pour le citoyen-chômeur et...
...finalement, une reconnaissance par tout un chacun du monde tel qu'il est et non tel qu'il pourrait être si rien n'avait changé.
En relisant cet inventaire, avouez que nos débats gaulois sur le CNE, le CPE ou le contrat unique paraissent bien anecdotiques quand on voit le chemin qu'il nous faudrait faire pour traverser le quai et monter dans le TGV Danois !
Pour ceux qui m'auraient mal lu, je ne me fais pas ici l'avocat du système Danois et je pense que la recette que nous devons appliquer en France pour fabriquer notre train peut être différente mais vérifions simplement que nous ne construisons pas un train-corbillard et que la largeur des rails et la tension dans les caténaires sont compatibles avec le monde dans lequel notre économie est intimement imbriquée.